RAHU, la tête du Serpent |
On trouve ainsi mêlés à cette histoire extraordinaire Shiva et Vishnou, les deux principaux visages de la Déité suprême, les dieux et les démons - bien éloignés des conceptions judéo-chrétiennes - dont les gourous sont respectivement Jupiter et Vénus, les luminaires bien sûr et la Voie Lactée (l’océan de lait). On voit naître ou plutôt renaître, mais ceci est un autre volet de cette mythologie hindoue qui semble n’avoir ni début ni fin, Lakshmi, la déesse de la fortune et de la beauté, les Apsaras, danseuses célestes expertes des arts de l’amour et compagnes favorites des dieux et de quelques humains particulièrement chanceux, ou encore Jyesthta dite l’aînée, déesse de la pauvreté et du malheur.
Rahu et Ketu sont des lieux étranges et mystérieux. L'astrologie karmique occidentale en a fait l'axe majeur de ses principes liés à la réincarnation, mais ils restent mal compris. Ce qui est certain est que de nombreux aspects les concernant, natals ou célestes, révèlent une indéniable synchronicité avec des circonstances spéciales, des évènements marquants, des rencontres déterminantes et souvent des destinées extraordinaires.
KETU, la queue du Serpent |
Le texte qui suit est un mélange concocté par mes soins de la version du Ramayana de Valmiki et de celle du Bhâgavata Purâna.
Ainsi avertis, les dieux rendirent humblement visite à Bali, le roi des Asuras. Installé sur un trône splendide, les bras rutilants de bracelets d'or, les oreilles ornées de boucles en forme d'alligator, le conquérant des trois mondes étincelait comme le feu des sacrifices. Malgré sa nature de démon il n'en était pas moins sage et n'ignorait pas qu'il est un temps pour la guerre et un temps pour la paix. Il accepta l’alliance momentanée.
Les travaux débutèrent. Hurlant vigoureusement dieux et démons soulevèrent le Mont Mandara puis tentèrent de l'amener à l'océan, mais les forces leur manquèrent. La montagne d'or retomba lourdement et dans sa chute brisa des jambes, des bras et des cous et écrasa nombre d'entre eux. Voyant cela, Vishnou se manifesta. Il ressuscita les morts et guérit les blessés, puis déposa la montagne sur le dos de l'aigle Garuda. Ainsi chargé, le premier de tous les oiseaux gagna l'océan de lait. Son travail accompli, l'aigle s'éloigna pour laisser la place à Vasuki le roi des Serpents, son ennemi mortel. Celui-ci fut enroulé autour de la montagne mythique.
- Nous les Asuras protesta-t-il, qui maîtrisons les Vedas et de nombreux traités religieux, connus pour nos naissances nobles et nos exploits incomparables, ne nous tiendront pas du coté de la queue du Serpent, ce membre sale et défavorable! Après que leur chef ait parlé, les démons se retirèrent à l'écart les bras fièrement croisés. Les dieux changèrent alors de place et saisirent la queue de Vasuki.
Les Asuras tiennent la tête et les Devas la queue |
- Vois Bhavani quelle calamité s’abat sur les mortels! Sans doute me revient-il de les sauver car la protection des affligés est le devoir des puissants ! Les saints ne sauvent-ils pas la vie des êtres en sacrifiant la leur qu'ils savent impermanente et transitoire ? Ayant ainsi parlé il descendit du Mont Kailās, s’agenouilla sur les rives de l’océan et but le poison. Kâlakûta portait en lui tant de pouvoir destructeur que la gorge du dieu des dieux se teinta de bleu (3). L'infime quantité de liquide qui s'échappa de sa main fut récupérée par les scorpions, les plantes et les herbes empoisonnées, les serpents venimeux et les animaux aux méchantes morsures.
Le barattage de la mer de lait reprit avec une vigueur renouvelée et les merveilles promises jaillirent enfin : on vit paraître Surabhi, la vache qui comble les vœux et les souhaits, mère du lait et du beurre clarifié indispensables aux oblations sacrées. Elle fut allouée aux Brahmanes. Bali se saisit promptement du cheval fabuleux appelé Uccaihsravas, l’ancêtre de tous les chevaux, mais Airavata, le majestueux éléphant blanc armé de quatre défenses semblables à des cimes montagneuses fut accordé à Indra.
Kaustubha, le rubis mystique justement nommé le trésor de l'océan car il représente le joyau de la conscience purifiée, alla orner la poitrine de Vishnou. Parijata, l'arbre céleste qui confère tous les objets désirés par les suppliants revint aux humains. La lune, le radieux astre de la nuit fut offerte à Shiva qui l’accrocha à sa chevelure. Parées de colliers d'or, magnifiquement vêtues, les apsaras parurent et ensorcelèrent les habitants du ciel de leurs allures charmantes et de leurs regards envoûtants.
Lakhsmi |
- En vérité réfléchit-elle, les ascètes sont incapables de contrôler leur colère. Beaucoup d’hommes sont droits, mais la compassion leur manque et leur générosité ne mène pas à la libération finale. Certains sont preux et virils mais le temps les vaincra. Si d'autres jouissent d'une longue vie ils ne sont pas d'une nature à être aimé des femmes. Une épouse n'a pas sa place dans la vie d’un sage qui médite constamment. Jupiter et Vénus sont justes, mais n'ont pas vaincu l'attachement. La Lune et Brahmâ sont grands mais la luxure les possède. Indra est incapable de se défendre seul. Siva est immortel, aimable à souhait, mais il n'est pas auspicieux puisqu’il hante les lieux de crémation. Qui plus est, étant éternellement satisfait, il n'a rien à faire de moi. Arrivée à cette conclusion elle choisit Vishnou comme époux, excellent en toutes choses, indépendant et sans désir, maître des pouvoirs spirituels, qui ne la négligera pas même s'il est immergé dans une béatitude éternelle, car la protection de l'univers lui revient. Comblés de ses regards les dieux brillèrent d'une nature vertueuse et connurent la félicité. Ignorés d'elle les démons devinrent voluptueux, indolents, sans honte et sans pudeur. Lorsqu’apparut Varuni, la déesse du vin, ils s'en saisirent.
Ce fut enfin le tour de Dhanvantari, le père de la médecine à la poitrine large, aux yeux rouges, à la peau bleue et à l’allure d’un lion. Il portait la jarre débordante d’amrit ! Dès qu’ils l’aperçurent, les démons lui enlevèrent et se battirent entre eux pour sa possession. Quatre gouttes du précieux liquide furent renversées et tombèrent en ces lieux sacrés qui devinrent les sites des khumba melas (5) : Allahabad, Ujjain, Nasik et Hardwār.
Mohini |
- Comment? Vous, les fils du grand Kashyapa êtes prêts à vous associer à une femme changeante et capricieuse telle que moi? Ô ennemis des dieux! L'amitié d’une femme libertine toujours en quête de nouvelles victimes est semblable à celle des loups! Elle est momentanée et on ne peut lui faire confiance! Rassurés par ces paroles les démons sourirent et lui tendirent la jarre de nectar, mais l’enchanteresse posa alors ses conditions:
- Si vous acceptez de m’obéir en tout avertit-elle, sans discuter mes décisions que vous pensiez que j’ai tort ou raison, alors seulement accepterai-je de distribuer l'amrit!
Incapable d’appréhender le sens caché de son discours, les Asuras répondirent ensemble : Qu'il en soit ainsi!
Les dieux et les démons jeûnèrent et se baignèrent. Ils offrirent des oblations au feu, distribuèrent des aumônes aux brahmanes et récitèrent des versets des écritures sacrées. Ils s’installèrent dans une vaste salle parfumée d'encens et illuminée de milliers de lampes. Mohini s’avança la jarre de nectar posée sur une hanche. Vêtue de soieries chatoyantes, elle ondulait voluptueusement. Sa brassière glissa et l’on vit ses seins nus danser au rythme de ses bracelets d'or. En premier elle servit aux dieux le nectar qui prévient l'âge et la mort. Emplis de désir, considérant au-dessous de leur dignité de se disputer avec une femme, les Asuras n’osèrent protester.
Svarbhānu était un démon plus fin et pour tout dire moins lubrique que les autres ! Il sentit que quelque chose n’allait pas. Il assuma subrepticement l'aspect d'un dieu et se glissa dans leurs rangs juste entre le Soleil et la Lune. Malheureusement pour lui les luminaires le dénoncèrent et avant qu’il ait pu faire un geste, Vishnou lui trancha la tête de son chakra (6) étincelant. Mais il était trop tard, ayant déjà consommé l'amrit, le démon était devenu immortel ! C’est depuis lors qu’en quête de vengeance, Rahu et Ketu, la tête et la queue du serpent assaillent les deux luminaires lors des nouvelles et des pleines lunes et sont ainsi la cause des éclipses. Toujours victorieux Rahu les avale goulûment, mais à chaque fois ses ennemis s’échappent par la plaie béante de son cou.
Les dieux ayant bu jusqu’à la dernière goutte de l’amrit, Mohini l’enchanteresse montra son vrai visage, celui de Vishnou le maître des illusions! Ainsi, quoique les Asuras et les Devas aient travaillé conjointement, il y eut divergence dans la récolte des fruits obtenus. De même, futiles sont les actions qu’entreprennent les hommes inspirés par l’égoïsme. Parce qu'ils s’étaient détournés de la vérité, les démons n’obtinrent pas leur part de nectar ! Vishnou monta sur le dos de l'aigle Garuda, sourit et disparut.
Frustrés, brûlants de colère, les Asuras se jetèrent alors sur les dieux. Ceux-ci, leurs forces décuplées par l'amrit se défendirent vaillamment. Ce jour là sur les rives de l'océan de lait se livra la plus terrible des batailles. Utilisant toutes sortes d'armes, dans le tumulte terrifiant des conques, des trompettes, des barrissements d'éléphants, au rythme des tambours et des damarus (7), montés sur des chevaux, des chameaux, des éléphants, des chars de combats, des ânes, des ours à faces blanches, des tigres et des singes, des vautours, des grues, des faucons, des bisons, des rhinocéros, des taureaux, des buffles, des requins et des animaux fabuleux, les deux camps se jetèrent l'un sur l'autre comme deux océans hérissés de drapeaux, d'ombrelles blanches aux manches ornés de diamants, de plumes de paon, de turbans flottant au vent, d'armures et d'ornements éblouissants. Bali créa une terrible illusion, une montagne apparut au-dessus de l'armée céleste et il en tomba des arbres enflammés, des rochers aiguisés comme des rasoirs, des serpents, des scorpions, des lions et des tigres, des ours si lourds qu'ils écrasaient les éléphants! Des ogresses entièrement nues armées de lances et accompagnées de multitudes de Rakshasas (8) se jetèrent dans la mêlée. Des vents formidables et des feux semblables à celui de la dissolution soufflèrent sur le champ de bataille. Mais les dieux avaient bu le nectar et quoique les démons effrayants et rusés, maître des arts occultes et dénués de peur se battirent courageusement, leurs adversaires maintenant immortels finirent par triompher!
Ainsi les Devas réintégrèrent les cieux d’où ils avaient été chassés. Les Asuras tombés au combat furent ressuscités par leur gourou et Bali, le plus sage d’entre eux, indifférent à la défaite, se retira dans les mondes souterrains en attendant que son heure sonne à nouveau.
(1) Kurma avatara, la tortue le second avatar de Vishnou.